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74 – ANNE DE LUSIGNAN-CHYPRE (1418- 1462)

Duchesse de Savoie. « l’ambiguité de l’Orient »

Charlotte de Bourbon et son époux Janus de Lusignan, roi de Chypre et de Jérusalem.

En apparence le malheur s’acharnait sur la famille des Lusignan en effet les parents de Anne étaient emprisonnés à Gênes quand ils la conçurent et son père Janus, (1398-1432) connut encore ensuite la prison des Mamelouks égyptiens, il en fut libéré sous caution, ce qui le rendit triste tout le reste de sa vie. Il avait épousé en secondes noces Charlotte de Bourbon qui mourut en 1425 sept ans avant lui, de sorte que la petite princesse se trouva à 14 ans complètement orpheline livrée aux «bons soins»  de son oncle, le cardinal Hughes.

C’est ce dernier qui, dès 1431, négocia avec Amédée VIII le mariage de sa nièce avec le prince héritier, Amédée de Piémont, mais celui-ci mourut prématurément, qu’importe on avança son cadet Louis. Louis 1°, (1415-1465). Certes on vérifia bien les compétences de la jeune fille «  ainsi qu’elle devait se montrer » mais on ne put empêcher l’embarquement avec elle de soixante Cypriotes au lieu des six prévus et qui sont à l’origine d’un clan dont l’histoire a reconnu la nocivité pour l’Etat de Savoie qui les accueillit.

Son frère Jean II lui avait écrit sans ambage au moment de son engagement : » Votre futur époux sera Louis le second fils de Savoie qui succède à son frère. Il n’est pas de doute qu’il est charmant. Certes il aime la musique, les arts, la peinture et le dessin, mais ne passe pas pour être aussi fin politique, puisqu’il n’était pas destiné à régner.

En trois mois, la jeune princesse arriva à Nice et de là elle gagna, par la vallée du Rhône, Chambéry où la belle jeune fille fut somptueusement reçue et conduite à l’autel nuptial en février 1432 dans la toute nouvelle chapelle ducale.

Tapisserie figurant deux personnages sous un dais, musée des arts décoratifs de Paris, vers 1460-1465. Le couple passait pour représenter le duc Charles Ier d'Orléans et Marie de Clèves. Toutefois, une autre identification évoque le duc Louis Ier de Savoie et Anne de Lusignan.

Michéle Brocard a laissé une savoureuse description des rites du mariage de la jeune princesse avec le prince héritier de Savoie : l’arrivée à Chambéry de notre héroïne sans doute ébahie du décor et du paysage où elle est accueillie par le duc Amédée VIII et son prétendant qui doit délacer son corsage pour recueillir la rose rouge qui s’y trouve . Arrive enfin le banquet où sous les oriflammes et les trompettes, le vieux duc lui offre deux cents florins d’or puis c’est la nuit de noces où « Le lit était béni pour écarter les maléfices qui pourraient compromettre la fécondité de l'union et les souillures de l'adultère. Personne ne m'avait préparée à cet instant. La seule chose de ce qui m'attendait, je l'avais surprise au hasard des couloirs des soupirs et des attouchements de la domesticité et des seigneurs, (...) j'avais bien pris garde d'observer une inactivité absolue, étendue sur le dos afin que la précieuse semence ne jaillit hors du vase et ne m'empêche d'être fécondée. (...) »

Anne de Lusignan, reine de Chypre et duchesse de Savoie, épouse du duc Louis, le charme des princesses orientales mais aussi le talent, qualité souvent peu évidente pour le meilleur comme pour le pire, dans la maison de Savoie.

En fait, le mariage d’Anne et de Louis doit être vue dans la grande politique méditerranéenne et orientale d’Amédée VIII intervenant ici pour aider les Lusignan contre la menace « sarrasine ». Bien sùr de fait les Lusignan « sortaient » seulement de la noblesse poitevine et avec une royauté récente (puisque remontant seulement à deux siècles par l’intermédiaire des rois de Jérusalem) et bien faible (dûe seulement à la générosité de Richard Cœur de Lyon) mais s’entendre avec une dynastie royale n’était pas rien pour l’ambitieuse maison de Savoie, prête à tout pour sa promotion.

Encore fallait-il avoir les moyens de sa politique et en fait ce furent les Savoie qui perdirent cette fois le subtil jeu diplomatico-matrimonial du mariage Lusignan. D’un côté, les Cypriotes , s’ils n’étaient qu’une poignée avec de faibles forces matérielles, profitaient de leur souplesse et de leur habilité face aux Savoyards qui ne cessèrent de dénoncer leurs intrigues et leurs hypocrisies mais en fait affaiblis par leurs divisions , leur « innocence » et leur « simplicité » (en un mot leur sauvagerie primaire aux yeux de leurs partenaires) ils ne surent ni ne purent résister à ces dangereux alliés. On a accusé les Cypriotes d’avoir collaboré au déclin de la puissance savoyarde dans la seconde moitié du XV° siècle, alors qu’ils ont vraisemblablement plus simplement profité de la lente désintégration intérieure et extérieure du duché.

L’influence de Anne se fit sentir tout de suite avec l’union en 1445 de son frère Jean II de Lusignan (1418-1458) avec sa cousine Amédéa de Montferrat, fille de Jean- Jacques Paléologue (1427-1440) et de Jeanne de Savoie {54}, donc nièce d’Amédée VIII et cousine germaine de Louis I°.

Le jeune duc Louis se révéla immédiatement follement amoureux de sa belle épouse mais cela n’empêcha point les ambiguïtés de se multiplier aussi bien du fait des tensions entre les courtisans cypriotes et les Savoyardo-Piémontais que des caprices mondains ou politiques de la jeune princesse. Tant que Amédée VIII resta vivant et actif (en dépit de son abdication) on put équilibrer les fantaisies de Anne néanmoins de plus en plus influente sur son mari plus poète que politique, devenu lieutenant général du duché dès 1434 , mais ce fut bien pire après son avènement sur le trône ducal en 1451. En 1446, elle avait fait condamner à la noyade le vieux vice-chancelier Guillaume Bolomier mais ce qui n’était que caprice, devint vite politique systématique en effet c’est sous son inspiration pour trouver l’appui politique et financier de la monarchie française que fut décidée en 1451 la triste union de sa fille Charlotte avec le douteux dauphin Louis (futur Louis XI) puis le mariage imposé de son fils Amédée IX avec Yolande la sœur de Louis avant d’envoyer à ce dernier, la plupart de ses enfants sous le prétexte de chercher sa protection mais en fait pour s’en débarrasser sans s’occuper hélas des conséquences politiques d’un tel rapprochement marqué évidemment par une suite de mariages français … Il faut dire qu’en ces années, la duchesse avait un autre souci plus religieux que politique puisque c’est à cette époque que pour obéir à son épouse, le duc Louis acheta en 1452 le Saint-Suaire de Marguerite de Charny. Cependant c’est encore elle, qui, une nouvelle fois marieuse mal inspirée, organisa en 1459 le mariage de son fils Louis ( 1436-1482) avec sa nièce Charlotte (1442-1487) {75}, fille de son frère Jean II, héritière du royaume de Chypre, union illusoire qui n’empêcha point la disparition définitive de ce dernier en 1463.

Elle se brouille avec son fils Philippe (sans Terre) dont elle obtient l’emprisonnement par son gendre Louis XI, mais tout cela se termine dans la confusion car Philippe va se réconcilier avec son royal beau-frère qui ne cesse de réclamer le paiement de la dot de la pauvre Charlotte qui n’en peut mais (...) En tous les cas, jamais l’emprise du roi de France n’a été aussi forte qu’à ce moment (…)

Charlotte de Bourbon (1388-1422), reine de Chypre, épouse du roi Janus de Lusignan, mère de six enfants dont la duchesse Anne

Reconnaissons lui cependant son indéniable rôle pour revigorer la famille de Savoie puisqu’elle donna 19 enfants à son mari (un record dans l’histoire de la famille de Savoie) : quatre moururent jeunes ou à la naissance mais on se rappellera Amédée IX, le bienheureux (1435 -1472) époux de Yolande de France {81}. Louis II (1436-1486 époux de Charlotte de Lusignan {75}, Philippe (« sans terre » 1438-1497 époux de Marguerite de Bourbon (89) puis de Claudine de Brosses {91}, Jean de Savoie (1438-1491) époux de Hélène de Luxembourg {88} et de Madeleine de Bretagne), Charlotte {76} (1441-1483) épouse du roi Louis XI, Agnès de Savoie {78} 1445-1508) épouse du comte d’Orléans-Longueville , Bonne de Savoie (79. 1449-1503. épouse. du duc Sforza de Milan, Jacques de Savoie-Vaud (1450-1486 époux de Marie de Luxembourg {77} sans compter trois évêques (successivement évêques de Genève).

Elle avait dû sans cesse compter avec les aventures et influences de son beau-père successivement retiré à Ripaille dès 1434 puis élu pape de 1439 à 1449 avant une seconde et doûteuse retraite de 1449 à 1451. Devenue duchesse, elle avait encore durant une dizaine d’années dû tenir compte de son mari qui, quoique faible, tenait encore à ses droits et prétentions, et il y avait tant à faire à garantir le sort de ses beaux-frères et belles-sœurs, de ses filles et de ses fils, à ne pas se compromettre dans les querelles des princes français ou des petits Etats d’Italie du nord , à prévenir l’avancée des Turcs au Moyen Orient et dans les Balkans, à résister aux prétentions des villes de Savoie et de Suisse à moins que ce ne fut celles des grands féodaux ou des bâtards de Savoie. Devant tant de problémes, on ne peut qu’admirer le zèle d’une femme attaquée de tous côtés , bien sûr elle eut des défauts et des échecs mais elle n’en réussit pas moins à garantir l’essentiel de son pouvoir et à retarder autant que possible la décadence fatale de ses Etats sans avoir eu besoin d’aggraver cette dernière comme on l’a prétendu.

En 1462, elle meurt à Genève où était né son mari en 1413 et où son fils Philippe était mort en 1444. Le duché n’avait rien gagné en Orient mais il semblait bien que Genève prenait de plus en plus de place dans la vie de la dynastie de Savoie.

En tous les cas l’histoire sait pardonner (ou oublier) et Anne a tiré de la postérité une célébrité aussi importante en agriculture que dans l’évolution de la dynastie avec l’introduction d’un cépage chypriote à l’origine de la fameuse «roussette de Savoie».

D’où les simples conclusions à tirer de tant d’activités qu’il ne fait pas bon d’être une princesse aux origines aussi «douteuses» et perdue dans des familles trop importantes.


  • BROCARD M et MARCAIS C. Anne de Chypre, duchesse de Savoie , regard d’une femme sur son temps. Yens sur Morges. 1994
  • DE CARIA FR. et TAVERNA D. ---: Anna di Cipro e Ludovico di Savoia rapporti con l'oriente latino in eta' medioevale e tardomedioevale., Actes du congrès de Ripaille . Turin 1997
  • TAVERNA D.. Anna di Cipro. L'eterna straniera Milan. 2008